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Latence (tableau par Jean-Luc Malavieille)

 

— Je suis si vieux mon fils... Et je sens que l'heure de quitter ce monde pour rejoindre celui de l'invisible a sonné. Regarde moi... allongé toute la journée sur ce lit, dans cette chambre obscure, la peau fripée, les yeux presque transparents, les cheveux plus blanc et plus rare que la neige en été... et des souvenirs... ah, des souvenirs à ne plus savoir où les ranger...

 

— Tu es encore en grande forme papa ! Ne dis pas des choses pareilles... tu me fais peur...

 

— Peur ? Pourquoi ? De quoi a? De la mort ? La mort nous fait peur parce qu'elle est cachée à nos yeux et à notre intelligence, alors on invente toute sorte d'espérances ou au contraire de craintes. La mort n'est pas la fin Jean... tout comme la vie n'est pas le commencement...

 

— Tu parles de Dieu, c'est ça ? Pourtant je croyais que tu ne croyais pas en Dieu ?

 

— Je ne t'ai pas tout dis sur moi... même ta mère n'en a jamais rien su. Et je compte sur toi pour ne rien lui répéter. Pas tout de suite en tout cas. Avant de rencontrer ta mère, j'ai été prêtre... Et on ne m'appelait pas Georges en ce temps là, mais mon père ou monsieur l'abbé. Oui, je vois tes yeux étonnés ! Tu te demandes comment un prêtre peut du jour au lendemain tout plaquer et renier ce qui a fait sa vie pendant plus de 30 années. A cause d'une rencontre. D'une rencontre... et d'un départ aussi. Tout est dans le tableau que j'ai accroché au dessus de mon lit... tout. Je vais te raconter son histoire... et la mienne. Car si je suis ton père c'est grâce à ce tableau... et surtout grâce à celle qui l'a peint.

 

*

En ce temps là on guillotinait encore les gens en France. Et celle dont je vais te parler devait mourir dans moins de 8 jours. Une famille de notables retrouvés morts empoisonnés dans leur maison de vacance, suivi d'une enquête bâclée, et pour finir un juge trop jeune et trop orgueilleux pour admettre qu'il put se tromper. Tous les ingrédients pour condamner le premier coupable idéal qui passerait par là ! Et ce coupable fut cette vieille femme. Pourquoi elle ? Parce qu'elle avait le malheur d'être différente. Et aussi parce qu'elle était la cuisinière des victimes, et qu'elle n'avait pas d'autre alibi pour le soir du meurtre qu'une promenade dans la forêt d'Oukram. Sans autres témoins que la pleine lune et les oiseaux de nuits. Une promenade de nuit ! À son âge ! Tu peux imaginer de quelle façon le juge a pris la chose... Dans la foulée, les gendarmes ont découvert dans sa misérable cabane à l'orée du bois, des quantités de fioles, de mixtures, de poudres, de feuilles séchées et autres breuvages étranges... les laboratoires qui analysèrent les échantillons trouvés ne furent pas capable d'identifier la moitié des substances... mais ils relevèrent la présence de tellement de poisons différents qu'ils dirent au procès qu'elle aurait pu tuer tous les habitants de Paris en une seule nuit si elle l'avait voulu ! Le procès ne fut pas un procès en sorcellerie comme ceux que l'on voyait au Moyen-âge, mais cela s'en approchait pourtant beaucoup. Et si « la sorcière », comme disaient les gens admis dans l'enceinte du procès, ne fut pas condamnée au bûcher, c'était tout comme, puisque la guillotine l'attendait.

En tant que prêtre je fus autorisé à lui rendre visite la dernière semaine avant son exécution. Je me souviens du premier jour où je l'ai rencontré comme si c'était hier... Une femme sans âge, aux longs cheveux blancs et emmêlés, la peau parcheminée et pâle comme un rayon de lune, était assise sur un petit tabouret de bois dans sa cellule. Elle peignait. Elle peignait ce tableau accroché aujourd'hui au dessus de mon lit.

Elle continua à peindre sans même lever un regard sur moi. Elle chantonnait ou marmonnait des phrases incompréhensible tout en apposant délicatement la peinture sur la toile. Je ne voulais pas la déranger, et mon rôle d'aumônier des prisons était aussi de savoir me taire et de simplement rester en silence auprès d'une âme malheureuse qui n'avait plus que quelque jours à vivre avant de rejoindre l'éternité. Éternité de vie... ou éternité de mort... mais éternité tout de même.

Le tableau représentait une maison, ou plus précisément 4 pièces d'une maison. Une maison étrange, décalée, biscornue, pas tout à fait de notre monde. Une maison où chaque pièce parlait à une corde de mon âme. Une pièce pour vivre, une pièce pour mourir, une pièce pour espérer et une autre... totalement noire, sans aucune lumière. Je ne sais pas trop ce que signifiait la pièce noire... à l'époque j'y ai vu le mystère de Dieu, le mystère de la présence cachée, des ténèbres d'où jaillissent la lumière et la vie, du départ et de la fin de toutes choses... Je restais à la regarder peindre et marmonner pendant presque une heure. Au moment où je me levais pour partir, elle tourna soudain la tête vers moi et me parla pour la première fois. Des mots que je ne peux oublier tant ils résonnent encore en moi : « Aime ta vie et tu la perdras ! Le caché n'est pas la mort. Le visible n'est pas la vie. Si tu veux vivre alors tu devras me suivre ». J'étais étonné par ces mots ! Ils ressemblaient à certaines paroles de Jésus lui même... mais ils étaient différents en même temps. Ce qui était différent surtout c'était que ce n'était pas Jésus qui me parlait, mais une sorcière ! Elle ajouta avant que je pus lui répondre : « Revient me voir demain ». Et elle repris sa peinture et ses chants, me laissant stupéfait, debout devant la porte de la cellule.

Je revins le lendemain. Et les jours suivants aussi. Elle peignait sans cesse, comme si sa vie dépendait de l'achèvement du tableau. Elle ne parlait jamais avant que je ne fus sur le point de partir, et toujours par une phrase courte et pleine de mystère. La veille de son exécution elle me dit : « Ce soir tout sera terminé ! Demain cette pièce sera vide. Seul ce tableau témoignera de mon existence dans ce monde. Je te le donne car tu as été bon avec moi. Pas tout de suite car je dois y ajouter encore un élément. Demain tu viendras le chercher. Et n'oublie pas : ce qui est caché est la vie»

Le lendemain je revins à la prison. Il était 6h. L'exécution devait avoir lieu dans moins d'une heure. Quelque chose n'allait pas ! Les policiers couraient en tout sens et les alarmes résonnaient dans les couloirs. On me fouilla. Lorsque le calme revint je pus interroger le directeur de l'établissement. Sa réponse me glace encore... il me dit : « la sorcière s'est évadée monsieur l'abbé ! On ne sait pas encore comment mais nous allons la retrouver ! A son âge il est impossible qu'elle soit allée bien loin. Elle doit se cacher tout près... ». Malgré toutes les recherches et les moyens considérables mis en jeu, personne ne la revit plus jamais. Elle s'était volatilisée. Tout ce qu'il me restait d'elle fut son tableau... Je repérai assez vite l'élément nouveau qu'elle avait peint dans la nuit : la mystérieuse jeune femme en vêtement blanc que l'on devine, là, dans la pièce de droite. Je passais par la suite des heures à le contempler, à me souvenir des moments silencieux où je la regardais peindre... à méditer ses rares paroles... à essayer de comprendre le secret du tableau... tu vois Jean, cette femme avait trouvé une porte... une porte vers un autre monde, un monde caché... une porte qui ouvre sur la liberté, sur la Vie... une vie sans fin, toujours lumineuse... pas comme ce que l'on appelle « vie » dans ce monde... et... mon Dieu... j'aimerai tant la revoir... si seulement... Je me sens très fatigué Jean... il est tard et j'aimerai dormir... dormir... Bonne nuit... « Si tu veux vivre alors tu devras me suivre »

*

 

— Papa ! Papa ? Tu es là ? Papa ! Répond enfin !

 

Il fallait se rendre à l'évidence : Georges avait disparu ! Jean et sa mère avait retourné le jardin et la maison sans succès. Jean retourna, désespéré dans la chambre de son père, tandis que sa mère appelait les gendarmes pour signaler la disparition.

Le tableau de la sorcière était toujours à sa place. Jean le regarda distraitement, les larmes aux yeux.

Quelque chose dans le tableau l'intrigua, mais sans qu'il put dire quoi... quelque chose semblait différent... Il avait eu ce tableau sous les yeux presque toute sa vie, et il le connaissait comme s'il l'avait lui même fait. Mais il ne voyait pas ce qui avait changé.

 

— Ah tu es là ! J'avais peur que tu ne te sois évaporé toi aussi ! Je viens d'avoir les gendarmes, ils vont pas tarder à arriver.

 

La mère s'approcha de la fenêtre aux volets grands ouverts. Une lumière radieuse éclairait ce beau matin du mois de mai.

 

— Il a du partir par la fenêtre... la porte de la maison est restée fermée de l'intérieur... lui qui ne voulait jamais ouvrir les volets ! Cette chambre est tout de même plus agréable avec la fenêtre ouverte ! Mais enfin, quelle mouche l'a piqué ?

 

— La fenêtre ! C'est la fenêtre bien sûr !

 

— Que dis-tu ?

 

— Les volets de la fenêtre de la pièce noire étaient fermés ! La sorcière les avait laissé clos. Regarde le tableau ! Maintenant ils sont ouverts, on voit la lumière passer ! Il a trouvé le moyen de la rejoindre... elle avait peint la pièce noire pour lui, sans le lui dire, pour lui laisser un passage vers elle, le moment venu... ce qui est caché est vivant...

 

— Mais de quoi parles-tu enfin ? Tu ferais mieux d'aller chercher ton père au lieu de dire des bêtises !

 

Et ce fut à cet instant précis que Jean jura avoir vu le visage de son père se refléter une seconde à peine dans le miroir du tableau, celui accroché juste à côté de la dame en blanc. Un visage rajeuni, rayonnant et souriant. Le visage de la vie. Une seconde seulement... avant qu'il ne disparaisse... à jamais caché.